Je suis venue pour la première fois  à Montségur à l’âge de douze ans. Je me rappelle très bien la montée au château, un matin d’été. Il faisait déjà très chaud. L’avant et l’après sont plus flous dans mon souvenir. Nous étions en voiture, une petite 4L que ma mère avait achetée à un collègue. Je suppose qu’elle avait eu envie de liberté cet été-là.

A l’époque, je n’aurais pas su dire ces choses. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle pouvait désirer ni ressentir. Je ne m’en souciais pas. L’égoïsme de l’enfance me la montrait toujours apte à tout, et ses actes, ses décisions ne pouvaient être que ce qu’ils semblaient être : de bonnes idées. Mais elle étouffait. C’est ce qui m’apparaît aujourd’hui en repensant à cette équipée de trois semaines. Elle étouffait à Paris et peut-être dans sa vie, son travail, ses relations avec ma grand-mère, que sais-je ?

montségur1« Pour les vacances, on pourrait faire un voyage itinérant. Traverser les Pyrénées, de là à là, tu vois ? On partirait en voiture et on dormirait chaque soir dans un lieu différent. » Ça te dit ? avait-elle ajouté. Ça me disait. Et nous étions parties avec une collection de cartes Michelin, moi chargée du copilotage, de la lecture des fameuses cartes, de l’indication du chemin aux carrefours délicat, elle conduisant la petite auto bleue aux couvertures en patchwork multicolore, sur les routes sinueuses des Pyrénées.

Si une grande partie de nos mésaventures de cet été-là est tombée pour moi dans l’oubli il n’en va pas de même pour l’étape à Montségur.

Le romantisme tragique de l’épopée Cathare ne pouvait que me toucher. Le site ensuite, le magnifique point de vue, accessible uniquement à pied. C’était inédit pour la petite parisienne que j’étais alors. Je me suis glissée spontanément dans la peau d’un voyageur à l’assaut de ce chemin rocailleux, transposée dans le silence d’un Moyen Age confus et périlleux. Je ne voyais pas les touristes. Grâce au récit et aux explications que ma mère avait tenu à me donner la veille, je prêtais au comte de Foix les traits que j’avais déjà attribués à Ivanohé. Il en avait les qualités, j’étais son féal et en son nom, je gravissais le pog sur un cheval fourbu mais aussi vaillant que moi, sans aucun doute (je lui avais même sûrement donné un nom).

J’ai arpenté dans tous les sens le château ruiné (c’est assez petit). Je me souviens en avoir fait le tour malgré l’interdiction de ma mère. Je testai toutes les petites terrasses du castrum encore accessibles, tout cela en me racontant mille histoires, en réinventant les familles qui avaient vécu là huit siècles auparavant, en nouant des conversations audibles de moi seule avec les habitants d’un village que j’imaginais remuant et peuplé. Je mélangeais toutes les représentations que j’avais de cette époque et retrouvais derrière chaque buisson (pour moi des murs et des maisons) des compagnons imaginaires. Assis sur des tabourets en bois grossier, nous échangions nos souvenirs d’aventures et de Terre Sainte pendant que mon écuyer (j’en avais forcément un), descendait un cruchon de vin dans une auberge en faisant de l’œil à une jolie fille après avoir pansé nos chevaux (y avait-il seulement des chevaux à Montségur ? C’est moins que probable).

Aucun doute, j’ai vécu cette visite avec un enthousiasme dont je ne retrouve pas l’équivalent dans la suite de ce voyage, ni même dans toute mon enfance, sauf à Chambord peut-être, une autre fois, lors d’un autre voyage. J’ai vu tout autre chose que ce qu’il y avait à voir. Autre chose que des pierres et des broussailles. Mon souvenir de Montségur est plein de couleurs, de bruits, de gens, qui n’existaient ce jour-là que dans mon imagination. Pourtant, c’est ce qui m’en reste. Une visite en plein moyen âge, et pas n’importe lequel : celui des Cathares, excommuniés et massacrés, bref, des martyrs héroïques dont pouvait s’emparer mon imagination sauvage.

montségur2A Toulouse, (était-ce avant ou après Montségur ? Je ne sais plus), j’avais acheté une carte postale assez grande représentant une vue du pog et de son château à l’automne. C’était un lavis à l’encre de chine avec une pointe de couleur, des tons bruns roux, le tout assez réussi. Cela avait un petit air d’estampe chinoise. J’ai conservé cette carte punaisée au-dessus de mon bureau jusqu’à ce que je déménage, une dizaine d’années plus tard. Je me revois réfléchissant à mes disserts, mes versions et mes devoirs d’histoire en contemplant Montségur encore et encore. Si je ferme les yeux aujourd’hui, j’en retrouve avec précision le dessin, chaque détail, les couleurs, jusqu’à la manière dont un coin s’était corné un jour où elle était tombée. Montségur m’a accompagnée pendant toute mon adolescence.

Il y a dans les chambres des ados des éléments secrets qu’ils ne partagent pas. L’estampe représentant le pog de Montségur en était un, à côté d’un poster évoquant Martin Luther King, un autre du Che et une carte postale envoyée de Corse par une amie. Certains livres avaient un droit de préséance en occupant l’étagère au-dessus du bureau plutôt que la bibliothèque du couloir. Ils constituaient autant de clés. Le Gaffiot, La maison de Toutou, Le Merveilleux voyage de Nils Holgerson, Alcool, Le Capitaine Fracasse… Ceux-là ne me quittaient pas.

Et puis j’ai oublié. La vie, ensuite, a fait que j’ai oublié. Le pog, son château, ma visite, l’estampe remisée dans un carton à dessins avec mes « œuvres » et mes posters. Tout s’est replié dans un coin de mémoire. Mais on ne perd finalement rien. Seulement des objets. On ne perd pas ces morceaux de soi qui comptent, même momentanément effacés.

à suivre…

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